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IA, joindre l’outil à l’agréable

« Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains », a laissé entendre Flaubert dans Madame Bovary. L’IA est la nouvelle idole, le nouveau veau d’or devant lequel il faut s’émerveiller, se prosterner et dans lequel, syndrome FOMO[1] oblige, il faut investir et se jeter à corps perdu. Il faut la craindre aussi, comme toute divinité dont ne sait percer tous les mystères et dont on soupçonne la puissance maléfique et les pouvoirs magiques.

 

Il faut surtout raison garder. Les IA génératives sont proprement bluffantes si tant est que l’on sache rédiger les bons prompts et n’en attendre que ce qu’elles peuvent délivrer. Textes, images, et bientôt vidéos. Commandez, la machine exécute. Chacun se sent en position quasi-divine, disposant de son esclave dévoué. On se sent tel l’Éternel durant les 6 jours de la Création. Une idée, si tordue soit-elle, et l’IA, qu’elle s’appelle ChatGPT, Bard/Gemini ou autre, s’exécute. Soyons honnêtes, nous sommes confrontés à l’éternel débat entre le ressenti et la réalité. Le ressenti pour le vulgum pecus, c’est le claquement de doigts, le tour de magie, le miracle qui fait changer l’eau en vin et multiplie les pains et les poissons. La réalité, c’est la capacité à imaginer une commande suffisamment précise et explicite pour que la machine compile des données et, servilement, propose quelque chose qui s’apparente au résultat que l’on attendait.

 

Sora, cette semaine, a bluffé son monde, en présentant la vidéo hyperréaliste d’une femme déambulant dans une ville japonaise, vidéo générée à partir d’une commande écrite de quelques lignes. Et les foules de s’extasier. Et Hollywood de trembler. Quoique… Au vu de certaines productions destinées à un public jeune à base de super-héros et monstres survitaminés, on peut déjà se demander si des IA n’ont pas déjà pris les commandes des grands studios. À se demander même si l’intelligence artificielle n’a déjà pas pris la main pour nourrir la bêtise naturelle. Notons au passage que la machine nous semble incapable aujourd’hui de comprendre ce dernier propos un tantinet fielleux…

 

Quelques fractures commencent cependant à apparaître au grand jour, qui vont causer des sueurs froides aux ravis de la crèche, fascinés par l’IA tels des lapins pris dans les phares d’une voiture. Tous ceux qui envisagent l’intelligence artificielle (et prononcent ces deux mots avec extase en frôlant l’épectase) de façon purement théorique, à base de conversations de salons de coiffure et débats destinés à occuper le temps d’antenne des chaînes d’information en continu (sur le mode binaire, 1-0, pour ou contre, blanc ou noir, Oasis ou Blur…).
Soyons clairs. L’IA est une technologie massivement transformative, c’est un fait acquis et indéniable. Mais certains acteurs aux survalorisations déraisonnables et purement spéculatives risquent d’avoir « des réveils pénibles, des nervous breakdowns »[2]. Personne ne tient compte des leçons des bulles précédentes. Errare humanum (et machinum) est. Perseverare diabolicum (et machinum).

 

Quelques médias se sont fait l’écho d’hallucinations des IA, tel ce chatbot d’une compagnie aérienne inventant des conditions générales de vente et d’indemnisation dans un échange avec un consommateur. Conditions totalement fausses qui ont valu à ladite compagnie aérienne un passage par la case justice et une condamnation.
Et que dire des résultats proposés par les IA, qui ayant épuisé les contenus originaux, en viennent à puiser leur inspiration dans des contenus eux-mêmes générés par des IA. Appauvrissement général et système qui cale, faute de ressource. La vision est paradoxale et excessive. Mais gardons-nous bien de nous reposer les yeux fermés sur la machine seule, comme unique remède à tous les maux.

 

L’Internet grand public devait, dès la fin des années 90 et au début des années 2000, être LA solution ultime de tous nos tracas, en favorisant la diffusion de la connaissance. La pandémie de 2020 a elle aussi mis en lumière certaines limites du tout technologique. Il nous reste un espoir cependant. L’humain. L’humain et son intelligence, ses intelligences collectives garderont toujours la flamme créative, l’imagination sans limites, la poésie et la capacité à faire des pas de côté qui resteront inaccessibles à la machine. Une machine destinée à n’être qu’un outil de productivité. Merveilleux. Mais outil.

 

23/02/2024

 

[1] FOMO : Fear Of Missing Out. Syndrome FOMO : la peur de manquer quelque chose d’essentiel ou présupposé l’être.
[2] Michel Audiard in « Les Tontons Flingueurs » (1963)
[3] L’illustration de ce Cahier de Tendances a été générée à l’aide de Midjourney avec le prompt : « Artificial intelligence as a mysterious divinity with a crowd of believers »