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Ad Augusta per Angusta

« On ne change pas la société par décret ». Ce titre d’un livre de Michel Crozier paru en 1979 s’appliquait à dénoncer les symptômes d’une société bloquée « suscitant une crise d’affolement devant la complexité d’un système que nous ne maîtrisons plus ».

 

Ce système devenu hors de contrôle, ce sont pour l’instant nos institutions politiques.

 

La préoccupation réglementaire semble être, pour l’heure, l’affaire de ceux qui ont une prétention à gouverner dans un système devenu subitement inextricable du fait des résultats d’une dissolution ayant accouché de trois blocs antagonistes aux forces relativement équivalentes. Les politiques – orphelins du fait majoritaire – se retrouvent désormais confrontés à un système politique qu’ils ne contrôlent plus car devenu brutalement illisible et imprédictible. Les concepts de majorité et d’opposition semblent battus en brèche et devoir céder la place à des coalitions instables, autant de « majorités d’idées » selon l’expression d’Edgar Faure qui se feront et déferont au gré des vents.

 

Ceux qui ont prétention à gouverner n’ont pas encore compris que les institutions sont, au moins pour un temps, entrés ou retombées dans l’ère de l’instabilité ministérielle et du « régime des partis » dans lequel le Général De Gaulle refusa de s’inscrire et qui provoqua sa démission le 20 janvier 1946.

 

Pour contourner l’obstacle du Parlement, potentiel régime d’assemblée tyrannique, chaque camp prétend user et abuser du pouvoir réglementaire, en gouvernant par décret. C’est apparemment d’autant plus facile que les décrets sont rédigés par les administrations placées sous l’autorité directe des ministres.

 

Jean-Luc Mélenchon fut le premier après le résultat des élections législatives du 7 juillet à considérer qu’un Gouvernement minoritaire pourrait s’imposer par cette voie. Hausse du Smic, abrogation de la réforme des retraites, blocage des prix… Autant de mesures que le Nouveau Front populaire affirmait pouvoir mettre en place, sans vote, par décret.

 

Récemment, lors d’une interview télévisée sur TF1, le tout nouveau ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, a repris cette antienne pour conforter sa posture volontariste sur le plan sécuritaire et migratoire. Même sans la loi, le ministre déclare disposer des moyens d’action nécessaires en usant du pouvoir réglementaire « autant que ce sera possible ».

 

Qu’en est-il juridiquement ?

 

En droit constitutionnel, il y a les lois, les décrets et les décrets-lois qu’on appelle des ordonnances depuis 1958.

 

Les décrets en Conseil d’Etat ou les décrets simples sont des actes juridiques censés appliquer les lois. Les actes réglementaires ne peuvent donc aller contre la loi.
La constitution de 1958 innova en créant un pouvoir réglementaire « autonome » qui n’exigeait pas de loi préalable et qui avait vocation à former le droit commun quand le domaine de la loi voyait son champ limité par une liste de matières. Mais le Conseil constitutionnel, par une jurisprudence constante, veilla systématiquement à densifier le domaine de la loi et à le protéger des ingérences normatives du Gouvernement. Il serait donc très difficile, en pratique, de prendre par décret des mesures normalement législatives.

 

Restent les ordonnances. Lorsque les lois étaient trop techniques, trop urgentes ou trop compliquées à faire adopter, les républiques précédentes avaient recours aux décrets-lois, mais toujours après une délégation préalable du Parlement. Peu probable dans la configuration politique actuelle de l’Assemblée nationale…

 

Le décret offre néanmoins des possibilités d’ordre paramétrique, lorsqu’il faut adapter les curseurs pour s’adapter aux circonstances comme, par exemple, augmenter les taux de cotisations ou adapter la durée de cotisation pour les retraites. Le Gouvernement pourra également choisir de ne plus appliquer certaines dispositions réglementaires des lois antérieures ou stimuler les administrations par des arrêtés ministériels ou des circulaires afin d’exiger une plus grande effectivité dans l’application des lois déjà existantes. C’est ce qu’entendait par exemple Bruno Retailleau qui pointait un problème d’application de la loi. Les mesures de police qui permettent d’assurer la prévention relèvent également du champ réglementaire. Mais, pour augmenter la répression par exemple, impossible de modifier le code pénal sans recourir au vote du Parlement.

 

En résumé, aucune nouvelle réforme d’envergure ne pourra être lancée par décret, sans loi préalable. En d’autres termes, gouverner par ordonnance, oui. Gouverner par décret, non.
Les marges de manœuvre d’un Gouvernement privé de majorité parlementaire stable et usant du seul pouvoir réglementaire sont donc étroites.

 

Mais comme disaient les Latins : « ad Augusta per Angusta »…

 

27/09/24