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La complexité, une notion trop… complexe ?

CAHIER DE TENDANCE #142 | 16 JUIN 2023

Complexe. Combien de fois avez-vous entendu ce mot dans une conversation ou une argumentation ? Faites le test. Le paradigme de la complexité a envahi notre quotidien. La fameuse et fumeuse phrase « c’est complexe » est désormais le passe qui permet d’évoquer la réalité. Une philosophe, Sophie Chassat, a choisi pour la Fondapol de comprendre la raison de cet engouement pour la « pensée complexe » d’Edgar Morin, élaborée il y a une cinquantaine d’années et qui a fini par dépasser son auteur. Elle discerne dans ces propos l’émergence d’une nouvelle pensée unique dont, au fond, le « en même temps » est un surgeon. On lui rétorquera que la globalisation du monde, la multiplication exponentielle des flux d’informations, l’accélération technologique et l’internationalisation des décisions ont fait basculer nos sociétés contemporaines dans « l’ère de la complexité ».

 

Cela, Sophie Chassat le sait. De même, elle n’ignore pas que le monde économique a multiplié ces dernières années les références au « management de la complexité ». Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si l’invité star des dernières rencontres du Medef était… Edgar Morin. Ce que l’auteure relève c’est que « la complexité est devenue mainstream, le terme étant désormais utilisé pour tout un chacun pour désigner potentiellement n’importe quel sujet ». Or, à insister sur la complexité d’un événement, on finit par oublier « la simplicité brutale du rapport de force ». Les guerres, les pandémies, les conflits, les crises économiques et invasions du passé étaient-elles moins complexes ? interroge la philosophe.

 

C’est douteux quand on voit les historiens continuer à s’interroger sur les causes de la Saint-Barthélémy. Le problème est que la complexité ne nous est pas parvenue seule. Elle a apporté dans ses bagages, d’autres termes passe-partout dont nous usons et abusons. Il y a, par exemple, l’adjectif « systémique » pour évoquer une réalité que l’on ne peut appréhender sans l’inclure dans un système global. Le changement climatique ? C’est systémique. La discrimination et le racisme ? C’est systémique. Le patriarcat et ses nuisances ? C’est systémique. Autre mot : « transversal » qui signifie que seule l’interdisciplinarité peut comprendre un problème. Depuis la crise sanitaire, ce mot a toutefois été remplacé par « hybride » que l’on retrouve employé à toutes les sauces dans les rapports PowerPoint de McKinsey.

 

Encore une fois, il ne s’agit pas de nier l’existence de systèmes complexes, mais de souligner la tentation de faire de la complexité, l’alpha et l’oméga de notre rapport au monde. D’autant que ce qui a fini par devenir une croyance avec son clergé, ses rites et ses autels a de nombreux effets pervers. La pensée complexe qui avait pour ambition d’enrichir notre appréhension du monde nous fait finalement perdre en compréhension. Les causes d’un événement deviennent de plus en plus indéterminables et soumises aux effets. On peut tout dire et son contraire sans avoir à trancher. Le complexe devient si compliqué qu’il aboutit au renoncement aux idées claires et distinctes qui sont nécessaires dans la prise de décision. D’ailleurs, cette prise de décision elle-même finit par s’effacer derrière l’impératif de la complexité qui est prétexte à l’inaction.

 

Face à ce défi, la facilité consiste à complexifier à l’infini ou pire : à apporter des solutions complexes à des problèmes jugés complexes. Et c’est là que la bureaucratie entre en jeu ; elle qui s’ébroue avec délice dans la complexité. Cet édito vous semble trop… complexe ? Il suffit juste d’avoir en tête l’exemple de la complexification des normes de reporting extra-financier pour les entreprises face à la complexité des défis environnementaux…

 

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