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2023, là où le débat blesse

Le jeu de mots qui sert de titre à cette chronique est emprunté à un philosophe et romancier, le (très) regretté Philippe Muray qui répondait, il y a une vingtaine d’années, à la question : « Peut-on encore débattre en France ? ». Cette interrogation partait d’un constat simple. Après plus de cinquante années de guerre idéologique, la chute du mur de Berlin aurait dû constituer, en toute logique, une ouverture, la chance d’inventer autre chose. Or, le débat en France commençait déjà à prendre au début de ce siècle un mauvais tour qui s’apparentait davantage aux guerres de Religion qu’à la fructueuse confrontation intellectuelle.

 

Avec son sens inné de la provocation, Muray réclamait haut et fort le droit à l’erreur. Citant Hegel, il soulignait que l’animal, lui, ne commet pas d’erreur et que la nature ne commet pas d’erreur. Attention, prévenait-il, l’erreur est l’homme même et vouloir comme dans notre règne du Bien absolu, que l’homme ne se trompe plus, revient à rechercher sa disparition.

 

Saluons donc ceux qui disent sans barguigner : « je me suis trompé ». Dans Les Echos de cette semaine, l’éditorialiste, Jean-Marc Vittori le fait avec un certain humour mais sans concession en reprenant ses erreurs de l’année écoulée sur l’inflation ou la croissance. Il avait fait le vœu qu’en 2023, le mot-clé soit « cohésion ». Vœu non exaucé, reconnaît-il, en pensant à la réforme des retraites ou à la loi sur l’immigration. Le mot-clé, s’interroge-t-il, ne serait-il pas plutôt celui de résistance : « Résistance de l’emploi, de l’activité, de la finance… » ?

 

On pourrait lui répondre qu’une résistance a cruellement fait défaut en 2023 : celle à l’air du temps. Nous en connaissons tous la raison.

 

Répondant à la même question que Philippe Muray, l’académicienne et philosophe, Sylviane Agacinski s’inquiétait du climat intellectuel et alertait sur un autre danger que le refus d’accepter le droit à l’erreur. L’espace médiatique, à travers la presse te l’audiovisuel mais aussi ce les réseaux sociaux, apparaît comme le cadre général de tous les paysages, au point que la vie intellectuelle semble avoir lieu là uniquement. Cet espace ne reconnaît d’autres discours que ceux qui s’y trouvent prononcés et d’autres enjeux que ceux qui s’y trouvent débattus.

 

Nous payons au prix fort cet accaparement. Car la première chose que nous enseigne la vie intellectuelle est de ne pas confondre la liberté de pensée (je suis libre de penser que la terre est plate, que des antennes étaient au sommet des pyramides, que la Palestine existait de tout temps etc.) avec la liberté de la pensée, c’est-à-dire de penser contre soi, de douter de tout y compris de son propre doute, bref, de penser tout court.

 

Un vœu pour 2024 ? Ce serait de sauver la contradiction, de sauver la réalité et ainsi de préserver la vie, notre part d’humanité. Par glissements successifs, toute expression de la négativité, voire de la divergence, a été neutralisée. Tout adversaire doit devenir automatiquement un absolu du mal. Hier, Saddam Hussein était Satan ; aujourd’hui Netanyahou, c’est Hitler. À un niveau plus modeste, on ne peut qu’être frappé par la médicalisation systématique dont sont l’objet tous ceux qui ne pensent pas dans la juste ligne : on les taxe de phobie. Une phobie, c’est une névrose : est-ce qu’on va discuter, débattre avec un névrosé au dernier degré ? Non, on va l’envoyer se faire soigner, on va le mettre à l’asile ou en cage. Tu ne devrais pas avoir la parole ! C’est ainsi que la discussion, peu à peu, cède la place à la violence.

 

Dans un éditorial récent sur France Inter, le président de la Fondapol, Dominique Reynié expliquait à quel point nous cherchons, pour la plupart d’entre nous, à renforcer nos opinions et non à les questionner. Au point de rechercher uniquement la compagnie de ceux qui partagent nos idées. Ce n’est pas illogique, mais c’est problématique puisque cela nous conduit à des formes d’enfermement. Ceci est connu, depuis longtemps, car cette tendance à la séparation s’est, encore une fois, radicalisée avec le Web, les réseaux sociaux et les algorithmes.

 

Montaigne disait qu’il fallait « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui » pour avoir davantage « une tête bien faite que bien pleine ». Voilà un bon objectif pour 2024.

 

29/12/2023