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Au bout de la langue


Un sujet d’importance agita l’hémicycle il y a une dizaine de jours, autant dire une éternité à l’aune de la temporalité de l’information et des réseaux sociaux. Fallait-il jeter l’eau propre avec le bébé du bain ? La question mérite toutefois qu’on s’y arrête un instant, une fois que l’on a souri à cette formulation absurde que ne renieraient pas les surréalistes. Et pourtant, « jeter l’eau propre » a été entendu dans la bouche d’une secrétaire d’État lors d’une séance de Questions au Gouvernement, dans l’enceinte même de l’Assemblée nationale. Lapsus linguæ ? Hypotypose ? Nous choisirons, en ces temps parfois obscurs, de rester optimistes. N’envisageons pas le pire et n’en déduisons pas une baisse de niveau du personnel politique corrélée à la baisse générale du niveau de l’enseignement français, constaté notamment dans le dernier classement Pisa.

 

On pourrait nous reprocher de passer du coca light… pardon… du coq à l’âne, si nous évoquions la baisse dramatique du nombre d’élèves des filières scientifiques, conséquence directe d’une nième réforme de l’Éducation nationale laquelle effaçait l’enseignement des mathématiques des programmes. On aurait pu espérer que moins de maths, par un principe de vases communicants assez classique, aurait pu favoriser l’émergence d’un engouement pour la langue française et la grammaire. Que nenni… On voit des professeurs considérer avec suspicion les dissertations dénuées de fautes d’orthographes, et s’interrogeant immédiatement sur l’usage effréné par les lycéens des intelligences artificielles, ChatGPT et consorts. O tempora, O mores. Que diable sommes-nous allés faire dans cette galère ? Considérer d’emblée que la faute d’orthographe soit signe de normalité et d’intelligence humaine… Jules Ferry et les hussards noirs de la République font les derviches tourneurs dans leurs tombes, et se lacèrent le corps à grands coups de plumes sergent-major en respectant les pleins et les déliés. Roland Barthes ajoute post-mortem un chapitre supplémentaire à ses Mythologies. Louis-Nicolas Bescherelle et Alain Rey observent la scène d’un œil amusé…

 

Passons sur l’orthographe et revenons à nos moutonsssss, comme disait le Topaze de Pagnol. Revenons au sujet de la langue. Langue brisée, langue martyrisée, mais langue libérée par son peuple, de Marc Lévy à Jul en passant par Aya Nakamura. Langue en perpétuelle évolution par adjonction de mots d’origines diverses, du bistrot au kawa en passant par le baragouin avec un zeste de quoicoubeh (populaire de façon éphémère vers 2022 et tombé en quasi-désuétude autour de 2023). Hello papi, mais qué pasa ? J’entends des bails atroces sur moi… Oh djadja, chantonne même une ministre dans un moment d’exaltation. Et oui, les boug et les go, les temps changent. Les sabirs se multiplient. Et les tribus, qu’elles fréquentent les bancs de l’ENA ou les cités du 9.3 commencent à ne plus se comprendre, et jettent l’opprobre les unes sur les autres, tout en s’envoyant des anathèmes. Certes un candidat à la présidence de la République réhabilita l’anaphore, et les bases de la rhétorique façon Schopenhauer connurent un certain succès cinématographique il y a quelques années. Mais la dialectique façon Black Blocks se décline plus à coups de batte de baseball qu’à coups de punchlines, litotes ou euphémismes. Ce qui a permis au passage de remettre au goût du jour le mot ensauvagement.

 

Quoi qu’il en soit, de pidgin en jargons, de maltraitance de la langue en inventions pures et simples, nous sommes partagés entre une vision pessimiste avec le constat d’un nouvel effondrement de la Tour de Babel, et la vision résolument optimiste d’une dynamique créative, preuve absolue du génie humain. Avec cette interrogation : parviendrons-nous à retrouver un langage commun ?

 

22/03/2024