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Patrouilles

CAHIER DE TENDANCE #126 | 24 FEVRIER 2023

Patrouille du conte - Pierre Gripari - BabelioIl y a juste quarante ans parait un curieux petit livre intitulé Patrouille du conte. Son auteur, Pierre Gripari, s’est fait connaître, notamment, pour ses Contes de la rue Broca et Contes de la Folie-Méricourt qui ont enchanté des générations d’enfants (et parfois même d’adultes) mais ce livre à la couverture enfantine est un véritable petit brûlot qu’aurait pu écrire un Marcel Aymé déjanté. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une patrouille composée de huit enfants, conduite par un lieutenant et manipulée par un capitaine. Cette petite bande a été investie d’une mission d’importance : aller faire la police dans le royaume du conte. Ce dernier est, en effet, sous les projecteurs moraux en raison du scandale permanent qui y règne : les loups y mangent les petites filles, « ce qui est cruel » ; les ogres y mangent les petits garçons, « ce qvui est vicieux » ; on peut y rencontrer le diable, « ce qui n’est pas laïque », ou encore épouser un prince ou une princesse, « ce qui n’est pas très démocratique ». Mais cette patrouille va mettre bon ordre à tout cela. Le terme « bon » n’est pas tout à fait adapté car l’ordre ici sera franchement totalitaire.

 

Le livre survolé, on accuse Gripari d’avoir trop d’imagination et un bien mauvais esprit. Cette semaine, on apprend que l’œuvre de cet immense écrivain so british qu’est Roald Dahl (citons entre autres Charlie et la chocolaterie) va être réécrite afin d’y remplacer des mots et expressions jugés offensants. L’objectif étant que les nouvelles générations de lecteurs puissent apprécier ces textes « sans la moindre gêne ». Ainsi une femme « hideuse et malpropre » n’est plus que « malpropre ». Les « hommes nuages » de James et la pêche géante s’affranchissent désormais de tout genre pour devenir le « peuple nuage ». L’éditeur explique savoureusement que cela est nécessaire si l’on veut « redorer » l’image de Dahl. Il est manifeste qu’une patrouille est passée par là. Forte de l’appui, ces derniers temps, de légions de gendarmes wokes. Avec Gripari, on riait de la pochade. Ici, on ne rit plus, on s’incline au passage de cet air du temps.

 

On parle beaucoup à l’occasion du tragique anniversaire de l’invasion de l’Ukraine des conséquences humaines, géopolitiques, économiques, environnementales de cette guerre qui bouleverse bien des certitudes mais on ne met pas assez en avant les incroyables entreprises de désinformation qui en résulte. Comment ne pas se trouver parfois désorienté face à ce pilonnage incessant ? Or, loin de nous préparer à ces agressions, la nouvelle bigoterie qui patrouille, aujourd’hui, dans les profondeurs de nos contes, de nos fictions et dans notre subconscient collectif, nous fragilise tout autant que le conspirationnisme ambiant. Woke ou QAnon ne sont, au fond, que les deux faces d’une même médaille qui visent à la conquête des cerveaux. Voilà pourquoi face à ces patrouilles, il est nécessaire de développer l’esprit d’embuscade qui est un autre nom donné à la liberté de la pensée.